À l’heure du Rap Suisse
On a voulu comprendre comment fonctionne le rap suisse. Pour ce faire, on a discuté avec le Genevois Mairo et Liza, la manageuse de Mega
2023-02-09
On a voulu comprendre comment fonctionne le rap suisse. Pour ce faire, on a discuté avec le Genevois Mairo et Liza, la manageuse de Mega
Dans la deuxième moitié des années 2010, alors que les Belges viennent de traumatiser le rap français, tous les yeux se tournent vers le troisième pays francophone d’Europe : la Suisse. Vous vous souvenez forcément de ces articles, placardant les visages du trio Makala – Slimka – Di-Meh sur vos feeds et annonçant l’explosion prochaine de la scène suisse. Et à raison. Si la vague n’a pas encore englouti les charts, les artistes helvétiques squattent depuis longtemps dans les playlists, les tracklists et les tops de fin d’année des faiseur.se.s de tendance du rap français.
En 2023, alors que Makala prépare un Olympia et que la musique de Rounhaa a marqué l’année passée, il est peut-être temps d’arrêter de considérer le rap suisse comme un éternel pétard mouillé. Alors, comment fonctionne l’industrie du rap en Suisse, quels sont les obstacles que rencontrent les Helvètes et comment est-ce qu’on crée quand on vient d’un pays de 8 millions d’habitants ?
La solidarité d’un petit village et l’énergie d’une métropole
Parce que ça rappe en Suisse. Et depuis longtemps. Chez RapMinerz, on a recensé plus de 100 artistes et collectifs francophones issu.e.s du territoire helvétique à avoir, du moins en partie, professionnalisé leur art.
La petite taille des villes suisses favorise les échanges, les endroits où pratiquer son art étant moins nombreux que dans les métropoles européennes, et crée des rencontres entre générations. Les newcomers bénéficient alors de l’expérience de leurs ainé.e.s, comme nous le raconte Mairo, rappeur membre du collectif SuperWak et l’une des têtes de proue de la scène genevoise :
« J’ai eu ça avec un gars qui s’appelait Macro. Il nous avait vraiment poussé, il avait 16-17 ans et il aidait les petits de 12-13 ans à faire leur shit. On a les maisons de quartiers avec des studios, on a les grands qui vont transmettre aux petits, comme on m’a transmis quand j’avais 13 ans et comme moi je peux faire des feat avec des gars qui ont 17-18 ans et leur expliquer ce que j’ai déjà appris. L’esprit de transmission, il est là. »
Une mentalité d’entre-aide jugée importante, fondamentale même, au point que le Genevois s’est permis une pique envers Stress, rappeur emblématique de la scène helvétique des années 2000, qui aurait selon lui manqué à ce devoir :
Les grands, ils sont où ces temps ? Dépassés,
Stress, il a signé personne pourtant il était bien placé
Mairo, M.A.I.R (2022)
Une punchline évidente pour les Suisses, mais peut-être un peu plus cryptique pour les autres francophones :
« Pour moi cette phase, elle a trop de sens, c’est une grosse punchline, c’est un moment phare du morceau : J’ai osé le dire. Mais eux [le public parisien] ça ne leur dit rien du tout. »
Raconte Mairo en évoquant son concert au Grünt Festival.
Mais les rappeurs et rappeuses suisses ne redoutent pas ces particularismes, part intégrante de leur identité et de leur art. Et au public de s’adapter. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas eu la chance de voir Gimamen et son quad terroriser Genève que l’on ne peut pas ressentir l’énergie de M.A.I.R.
Une énergie aussi présente sur scène, où les Suisses excellent. Si vous avez déjà assisté à un concert des XTRM Boyz, vous savez de quoi on parle. Et le public suit :
« Heureusement, ça dort pas trop là-dessus. Il y a pas mal d’asso’, de gens qui veulent faire des festivals, des concerts… Ça bouge en Suisse ! »
Explique Mairo.
Ajoutez à cela l’esprit marginal, hérité de la culture des squats des années 90-2000, et l’influence de la musique électronique allemande et vous comprendrez facilement que proposer des shows mous et rester dans les clous n’intéressent que très peu les artistes suisses.
Des limites, de röstis
Le rap suisse a toujours dû, su se débrouiller. Dans les années 90 – prononcez nonante – déjà, le groupe lausannois Sens Unik crée le premier label indépendant du rap francophone et ouvre ainsi la voie à un système en passe de s’imposer. La structure, Unik Records, accueillera des artistes comme Fabe et se chargera de commercialiser des œuvres importantes du rap français, à commencer par les projets produits par Jimmy Jay Production, le label du DJ de MC Solaar.
Cet art du système D se retrouve chez les artistes de la génération actuelle, comme en témoigne Mairo en évoquant ses débuts :
« Je pense qu’à Paris il y a un peu plus ce truc, où ton cousin taffe dans tel label ou tel nanana, donc ça va beaucoup plus vite. Je trouve qu’à Genève et en Suisse, il n’y a personne d’entre nous qui tient quelque chose. Fallait trouver des trucs chez les gens. C’est-à-dire le studio de quelqu’un, la radio de quelqu’un, le réalisateur qu’on connaît… »
Ce n’est donc pas le manque d’envie ou de moyen – et certainement pas de personnes talentueuses – qui pousse les artistes suisses à choisir la voie de la débrouille mais l’absence de structures capables de les aider à réaliser leurs ambitions. Pour Liza, qui manage le rappeur de Vevey Mega, le problème est clair :
« Dans les autres pays, il y a plus d’éducation pour les industries culturelles, surtout musicales. Chez nous, on doit prouver que la musique peut rapporter à l’économie du pays. Des métiers comme le mien ne sont pas assez reconnus, on ne reçoit que rarement notre part des fonds culturels. »
Réussir à se professionnaliser complètement dans le domaine musical prend donc du temps, bien que les choses semblent avancer dans la bonne direction :
« L’industrie suisse, je pense qu’elle va voir le jour et le rap aussi. C’est vraiment en train de se faire mais les gens doivent aussi savoir qu’il faut des années avant d’avoir construit une base. Des artistes avec qui tu vas taffer, des producteurs, de la presse. »
Cette absence de lien avec l’industrie s’explique en partie par la position minoritaire des francophones en Suisse : les Alémaniques représentent près des trois quarts de la population. La construction d’un réseau s’avère ainsi plus compliquée pour les Romand.e.s, comme nous l’explique Liza, qui a fait le choix de vivre en Suisse allemande :
« Pour moi il y avait un côté stratégique à vivre à Zurich, même en travaillant avec des artistes romands. »
Logée au cœur de la Suisse germanophone, Zurich reste de très loin la plus grande ville du pays, et son principal centre économique.
« Tous les labels sont à Zurich, toutes les marques aussi. » continue Liza. « Quand on a commencé à travailler avec Mega, notre goal principal, c’était de passer le Röstigraben, de se faire connaître au niveau national. »
Stratégie payante, puisque ce réseau a permis au projet Zima du Veveysan de recevoir une majorité de ses streams de la région zurichoise.
« C’est là qu’on a commencé à avoir pas mal de presse autour de nous, à pouvoir participer à pas mal de concours. »
Car la structure de la presse helvétique présente également un problème pour les rappeur.euse.s. Si le passage du rideau de rösti permet d’accéder à des opportunités économiques, notamment en participant à des campagnes de pub à l’échelle nationale, il ne garantit pas une exposition médiatique pour autant. La popularité des têtes d’affiche de la scène rap helvétique leur a ouvert la porte de la presse nationale mais cette couverture ne reste que sporadique. Et bien que nombre de passionnés proposent aujourd’hui des contenus sur la culture, l’absence de médias rap de taille moyenne, dont l’explosion reste limitée par le plurilinguisme du pays, freine les artistes émergents:
« En Suisse, on a aussi un problème de médias, dans le sens où, au niveau culturel, il n’y a que des tout petits ou des super gros, comme Redbull ou Tataki en Romandie. » explique Liza « On n’a pas ce truc entre les deux et il faut donc vraiment faire tous les médias qui matchent. »
Alors l’autre possibilité, c’est de s’exporter et de viser la francophonie.
Le monde ne suffit pas
Mais la concurrence est rude sur la scène française et il peut être compliqué pour les artistes helvétiques de s’imposer dans le paysage hexagonal :
« Il y a cette notion de plafond de verre, on peut essayer de te cantonner à un truc. Et les gens en France peuvent être en mode : « lui c’est un gars de Suisse, je le cala pas de la même manière que les autres ». Donc le fait de ne pas arriver « collé » à la Suisse ça peut être bénéfique pour un artiste, clairement. »
Explique Mairo, qui tient tout de même à souligner que la situation de ses collègues français.e.s n'est pas si différente :
« Que tu sois Français.e ou Suisse, ça reste le hustle pour certains. À moins que tu sois dans la grosse machine. En Suisse, il y en a qui sont dans la grosse machine, qui sont porté.e.s et bien accompagné.e.s. »
De même, le contexte médiatique rap actuel, porté par et pour internet, ainsi que les nombreuses connexions établies entre les deux scènes ferment petit-à-petit l’écart et alimentent les ambitions des rappeur.euse.s suisses :
« Le nouveau public que je suis en train d’acquérir ne sait pas toujours d’où je viens. Et cette notion de plafond de verre, si tu dois t’en détacher tu le feras par ta musique. Même si tu dis « Suisse, Suisse, Suisse » dans tes morceaux, si elle doit dépasser, elle dépassera. ».
Dépasser les frontières helvétiques et conquérir l’Europe francophone, pour des raisons artistiques évidentes tout d’abord. Construite avec la culture du rap français, la scène suisse n’évolue pas en huis clos et les nombreux featurings et rapprochements entre artistes rappellent la porosité de ses frontières. Mais également pour des raisons purement logistiques: Nombre de rappeurs et rappeuses suisses sont ainsi signé.e.s et distribué.e.s par des structures françaises, plus à même d’accompagner ces artistes à l’appétit dévorant. Comme Arma Jackson, distribué par Sony France, qui enchaîne les dates en Suisse et au-delà, jusqu’à donner plusieurs concerts aux États-Unis en début d’année passée. Car les Suisses veulent le monde, et si la France est une étape logique, il n’est pas question de s’arrêter en si bon chemin :
« C’est mieux de se diriger vers la France quand tu fais du rap français mais ça dépend de comment tu considères ta musique et où est-ce que tu veux qu’elle arrive. Parce qu’il y a du rap en français qui a moins vocation à rester en France et en Suisse et plus à aller plus loin. Québec, Afrique, États-Unis, des trucs plus internationaux. » détaille Mairo. Un objectif dont le Genevois ne se cache pas : « Aujourd’hui je me dis quand même, si je peux dépasser la Suisse, dépasser la France et même dépasser le max de frontières, c’est bénéf’, c’est tant mieux. »
Une scène aux identités marquées, des limites franchies ou franchissables et une dalle gargantuesque, le genre de faim qui donne envie de bouffer le monde. La Suisse est déjà là et elle déploie ses ailes avec de plus en plus d’assurance. Alors n’hésitez plus : Écoutez Mairo, écoutez Mega, mais écoutez aussi Buds, Badnaiy, AAMO, Leayo et tous les autres. Quand les Suisses seront sur le toit du monde, vous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas.