Baudelaire et les rappeurs : frères d’art
Entre usages sémantiques et inspirations esthétiques, Baudelaire est de toutes les rimes. Etude de ses mentions et de son influence dans le rap fr
2023-02-24
Dans le champ des arts, le rap est une véritable galaxie regroupant des milliers d’étoiles. En effet, le rap français brasse des millions de références : jeux vidéo, manga, cinéma, phénomène d’actualité, etc. Les matériaux passés ou présents sont transformés par cet art si particulier qui n’utilise pas les références comme de simples ajouts mais plutôt comme des forces créatrices qui apportent une dimension supplémentaire à la musique, ancrent le morceau dans une tradition commune, permettent de donner une profondeur nouvelle aux textes. Comme dirait SCH, “Il n’est jamais trop tard pour ouvrir un livre” : si les tentacules du rap n’ont aucune limite, la littérature française n’y échappe pas.
Depuis la face de l’immeuble de la cité de la Noé à Chanteloup-les-Vignes, il observe les personnages de La Haine de son visage fermé et critique. Baudelaire est devenu une figure clef du rap français : on compte 182 références à son nom. Impertinente, percutante et éloquente, voilà trois mots qui pourraient résumer l'œuvre de Baudelaire. Ce génie souvent incompris est un frère d’art des musiciens en général, et plus particulièrement des rappeurs. Entre usages sémantiques et inspirations esthétiques, Baudelaire est de toutes les rimes.
Un projet commun
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or
Lino, VLB (2015)
Cette simple phrase permet d’ancrer le morceau dans une tradition poétique et esthétique singulière : la poésie baudelairienne. Cette citation, tirée de l'Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des “Fleurs du mal”, résume le programme esthétique de Baudelaire : de l'ordinaire, voire de l’obscène, il tire du beau pour en faire de l’art. Son utilisation par Lino témoigne de ce que les rappeurs adoptent du projet du poète : de la boue, qui peut faire référence à la misère de la vie passée, ils font de l’or au sens propre du terme - de l’argent - comme au sens figuré - de l’art .
Un tel projet poétique fait réagir les foules, les critiques mais aussi et surtout la justice. À la sortie du recueil “Les Fleurs du mal” en 1857, Baudelaire est jugé et condamné pour atteinte à la pudeur. Censuré et incompris, il acquiert le statut de poète maudit, d’artiste placé au ban de la société. Cette solitude du poète, Baudelaire l’exprime en ces termes dans le poème “L’Albatros” :
Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l’empêchent de marcher
Charles Baudelaire, L'Albatros (1859)
Pendant de longues années, les rappeurs ont succédé à Baudelaire en tenant le rôle des bannis, des indésirés, des fauteurs de trouble dans les discours médiatiques et politiques majoritaires. C’est du moins ce que dénonce Tunisiano dans le morceau “État sauvage” :
Poète maudit de cette musique sous-estimée
Tunisiano, État sauvage (2013)
Connaître le succès relève donc de l’exploit. Et si Baudelaire ne connaîtra la gloire que de manière posthume, les rappeurs comptent sur leur bonne étoile pour ne pas connaître le même sort :
J'crois qu'en chaque poète, se cache un Jack Bauer,
Ou un Charles Baudelaire pour percer grâce à du boom-shack,
Faut un coup d'chatte bordel
L’Indis sur Swift Guad, Mise à jour ft. Nubi, Paco, L’Indis, Nakk, Zoxea (2011)
Perdus dans la ville
Si, dans l’inconscient collectif, la poésie peut parfois se résumer à ses aspects romantiques, en contant la nature et ses beautés, l’art de Baudelaire se détache de ce cliché : fasciné par la société, ses habitudes et ses agissements, il crée le personnage du flâneur. Le flâneur, c’est une attitude qu’adopte le poète qui écrit ce qu’il voit lorsqu’il marche dans Paris ou regarde à travers sa fenêtre. Baudelaire est un conteur de la vie parisienne, du quotidien des foules et du monde moderne. Observateur de la vie urbaine, le rappeur conte à son tour les déboires du flâneur qui se confronte aux vices de la ville:
Et tu comprends qu'les fleurs du mal et leurs épines poussent dans la street
Lasco, Bout du monde (2016)
Les membres d’IAM adoptaient déjà le rôle de flâneurs dans le morceau “Visage dans la foule”, qui regorge d’allusions directes au poème “Les Foules” de Baudelaire. Alors que le poète croise au gré de ses rencontres “des âmes errantes qui cherchent un corps” le laissant “solitaire et pensif”, IAM décrit la foule de la banlieue comme autant d’”âmes englouties”. Les rappeurs dans la foule deviennent “fantômes” omniscients, et peuvent ainsi décrire la mère qui vit “dans les tristes tours grises dans la banlieue de Paris”, elle-même “un visage anonyme, un ange esseulé”. L’expérience de la ville est véritable souffrance, puisqu’elle met en avant la solitude des hommes créant chez eux une souffrance sourde et permanente:
J'crois que dans mon jardin secret se cachent les fleurs du mal
Dinos, Mode avion (2014)
Perdus dans la vie
C’est parce que le poète est toujours à la fois lui-même et l’autre, projeté dans la vie de tous ceux qu’il croise dans la ville, qu’il se sent dévoré par un mal qu’il ne peut pas contrôler. Ce mal, cette douleur, Baudelaire l’appelle le “spleen”. Le spleen n’est pas une simple mélancolie puisqu’elle tire son existence d’un véritable mal-être, c’est pourquoi il est un fardeau lourd, qui subsiste même lors de court instant de bonheur. La vie du poète maudit n’est qu’un long chemin d’angoisse se dirigeant inexorablement vers la mort.
Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir
Baudelaire, LXXVIII - Spleen (Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle), Les Fleurs du mal.
Cette notion de maladie incurable, qui persiste en tout moment, est aussi présente chez les rappeurs qui vivent quotidiennement la vie urbaine et l’autarcie qu’implique le statut de poète maudit. L’artiste moderne traîne, comme pierre de Sisyphe, un spleen qui ne le quitte jamais.
Vu qu'je m'en tire pas,
C’est mon cœur qui t'parle,
Je souris mais le spleen ne me quitte pas
Jazzy Bazz, P-Town Blues (2021).
L’expression “les fleurs du mal” est souvent utilisée pour qualifier le spleen - bien que cette locution ne soit pas utilisée dans ce sens par Baudelaire - et décrire toutes les nuances de ce mal-être. C’est particulièrement visible chez Dinos, dont deux morceaux portent des titres dérivés de l’expression “les fleurs du mal”. Tandis que “Les pleurs du mal” dépeignent les comportements emplis de tristesse des habitants de banlieue, “Les fleurs du mâle” parlent du désespoir de l’homme face à l’amour.
Mais Baudelaire, lui, n’a connu que les fiacres tirés par les chevaux, le Trocadéro sans sa Tour Eiffel et Paris qui ne comptait pas encore un million d’habitants. En un siècle, la capitale s’est mutée en une mégalopole tentaculaire où se mêlent sans cesse la haute bourgeoisie et l’extrême pauvreté, l’indécence du luxe et les indigents. C’est pourquoi les rappeurs connaissent une forme de spleen encore plus radicale et violente que ce que pouvait ressentir Baudelaire :
Leur spleen est pop, le mien noir, j'm'en bats les couilles, parti pisser
Lucio Bukowski, Parti Pisser (2020)
Les paradis artificiels
La seule évasion possible lorsqu’on est en proie au spleen nécessite la sortie complète de l’état de lucidité. Et si l’on peut penser que la drogue n’est pas un sujet abordé par les poètes, détrompez-vous
En bon vivant, j'suis que mort au tah comme Charles Baudelaire (wow)
Vald, Échelon 2 (2021)
Et oui ! Baudelaire est le précurseur d’une poésie moins lucide, plus enchanteresse, qui ouvrira la voie aux poètes surréalistes. Il fait partie d’un club fondé par un médecin où, une fois par mois, se réunissent divers poètes, peintres et musiciens pour tester les effets du haschich et de l’opium. Sa fréquentation du club des Haschichins pousse Baudelaire à écrire un essai sur ses expériences : Les Paradis artificiels. Il y décrit ainsi le haschich et ses effets
"C'est d'abord une certaine hilarité, saugrenue, irrésistible, qui s'empare de vous. [...] Les mots les plus simples, les idées les plus triviales prennent une physionomie bizarre et nouvelle, vous vous étonnez vous même de les avoir jusqu'à présent trouvés si simples"
Appréciant cette sensation de lâcher prise, sa consommation devient toute personnelle et pour le moins déraisonnable : de cette confiture verte faite de gras de haschich, de miel et d’aromates il consomme plus d’une cuillère, à jeun, au petit-déjeuner - à défaut de la demi-cuillère recommandée -, de cet alcool de pavot - l’opium - appelé laudanum il avale 1600 gouttes par jour - au lieu des 7 gouttes préconisées.
Le plus digne héritier de Baudelaire concernant le thème de la drogue est sûrement Senamo dont le titre de l'album “Fleurs du mal” se réfère à la fois à la drogue qu'il fume et au désespoir qui en découle. L’usage de l'expression est innovant puisque Baudelaire ne l’a jamais utilisé pour qualifier la drogue qu'il consommait. Mais chez les rappeurs, le rapprochement est tout à fait évident :
Tant pis, je bois le poison bleu et j’fume les fleurs du mal
Senamo, Rose & Bleu (2017)
Or, si la consommation de drogue est considérée d'abord comme un exutoire à la souffrance générée par une vie dans la foule et aux problèmes qu'engendre la ville, cette sensation de lâcher prise n'est que passagère et, sans jouer les agents de prévention, l'usage de drogue à haute dose entraîne souvent des effets dévastateurs :
Face aux fleurs du mal j’ai perdu la raison
Senamo, Poison bleu (2018)
Le poète rencontre son frère
Les références à Baudelaire sont donc multiples, et pourtant leurs utilisations sont toujours clivantes puisqu’elles posent le morceau dont elles sont issues dans un héritage culturel que l’on peut revendiquer comme rejeter. La grande majorité des références à Baudelaire relève de l’adhésion, voire de la comparaison. Baudelaire devenant une figure tutélaire du rap et de ses artistes :
J'kiffe Shakespeare, Baudelaire et Céline,
Vous le sentez quand vous buvez ces lignes
Hayce Lemsi, R.A.P (2021)
Et, plus qu’une simple référence, Baudelaire devient, avec le temps, le compagnon des rappeurs:
J’suis Charles Baudelaire qu’aurait fait verlan LV1
Limsa d’Aulnay, Prologue (Machete) (2015)
Comme le sous-entend Limsa, c’est en conjuguant les héritages du passé et les attentes du moment que le rap parvient à remettre au goût du jour l'œuvre de Baudelaire. Reprendre les thèmes phares de l’auteur pour en parler avec des mots d’aujourd’hui n’est pas tant un plagiat éhonté qu’une forme d’intertextualité riche et nouvelle. En quelque sorte, c’est radicaliser l'œuvre de Baudelaire, en l’actualisant toujours un peu plus. Il est ainsi aisé d’imaginer que le poète, déjà effaré par les bouleversements de la vie dans la modernité, soit sincèrement choqué des affres de l’ultra-modernité :
Baudelaire il va s'couper les couilles si j'sors les fleurs d'Limsa wesh
Limsa d’Aulnay sur Nepal, Freestyle Tohu Bohu ft. Sopico et Limsa d’Aulnay (2014)
Et si l’on peut parler de figure tutélaire qui accompagne les rappeurs, Baudelaire devient parfois l’alter-ego de ces derniers. C’est notamment le cas pour Limsa, qui par son amour des mots, son audace et son humour, se lie d’amitié avec le poète.
Pendant qu'en enfer, y a Baudelaire qui bé-flam, s'prétendant être le nouveau Limsa baptou
Limsa d’Aulnay, Quartiers chauds (2018)
À l’inverse, et même s’il est assez rare, le rejet de Baudelaire existe aussi. Cependant, il est rarement spécifique au poète et sert à illustrer le problème de l’existence d’une culture dite-légitime, au détriment des cultures populaires des rappeurs :
Vive Le Rat Luciano, rien à foutre de Baudelaire
Sadek, Banlieue (2015)
Baudelaire est donc un incontournable du rap français puisque son nom évoque des thèmes modernes et originaux et que son personnage est source d’inspiration pour des artistes trop longtemps restés dans l’ombre. Ce n’est donc pas seulement du rap que Baudelaire est une figure tutélaire, mais de tous les exclus, les hors-normes, les déclassés et de toutes les cultures dites “underground”. Sûrement parce qu’il était underground lui-même :
Charles Baudelaire, premier punk sur terre !
Jean Teulé, Crénom, Baudelaire ! (2020)