Indés, mais pas sans contrat
L'indépendance artistique se confronte à un mythe et façonne un nouvel écosystème musical
2024-05-16
L'indépendance est en vogue, tant dans le rap que dans d'autres formes d'art. Une tendance qui s'entoure souvent d'un mythe, où les promesses, bien que fascinantes, peuvent parfois se révéler décevantes… Cette dynamique reflète les tensions et transformations entre les artistes et l'industrie musicale. Elle repose sur trois axes majeurs : les efforts de réconciliation avec les majors, la montée de l'indépendance artistique et le rôle crucial des labels dans cet écosystème en mutation. Ces aspects révèlent la complexité des défis et des opportunités auxquels les artistes sont confrontés dans leur quête de liberté et de succès. On en a eu la chance d’en discuter avec Léo Thomelet, fondateur de 386 Lab. Une société de label services focalisée principalement sur le management, l’édition, la distribution et/ou la production.
Clamer son désir d’indépendance
En 2002, Booba déclarait : "C’est bandant d’être indépendant".
Quelques années plus tard, cette affirmation semble trouver largement écho. Nombreux sont les artistes, qui revendiquent leur désir d'émancipation, de liberté et de contrôle total sur leur travail créatif, leur carrière, et notamment sur leurs masters. Cette quête d'indépendance représente une réaction contre le modèle traditionnel de l'industrie musicale, souvent organisé autour du contrat d’artiste, contrat de travail impliquant la cession de droits d'enregistrement auprès d’une maison de disques.
Le rap francais panique
Vu qu'en indé j'vends plus de disques que 9 rappeurs sur 10 en major company
Mon rap une bactérie, si ca vous branche, j'ai l'angoisse de la feuille blanche même depuis que j'ecris sur Black-berry
Youssoupha - Bomaye (2014)
Dans ce drôle de showbiz qui n'subit jamais la crise
On reprend mon contrat à coup d'avocat
C'est Doc Gynoc' contre Big Major
Doc Gynéco - Si tu crois que je pèze - Première Consultation (1996)
À prendre des décisions, à plus choisir au pif
Mais les contrats ça reste du hiéroglyphe
Sous vos jolis gants noirs j'ai su flairer vos griffes
Bekar - Grünt #59 (2023)
Le succès & l’indé
Affranchis du contrôle des maisons de disques, de nombreux artistes ont réussi à maintenir leur indépendance et leur succès. Des figures telles que Jul, PNL, Freeze Corleone, Laylow, ou encore Alpha Wann ont démontré qu'il était possible de prospérer tout en restant fidèles à leur vision artistique et en évitant les contraintes imposées par les majors.
Un succès qui peut se valoir marqué par leurs proximités avec leurs publics. C’est notamment le cas pour Jul qui a su cultiver une relation incroyable avec ses fans que ce soit grâce à sa communication directe sur les réseaux sociaux ou grâce à ses performances scéniques intenses, car oui c’est n’est pas tout le monde qui arrive en scooter sur scène…
Leur succès est également attribuable à des stratégies de communication et distribution novatrices, un exemple emblématique est le fameux live sur YouTube de PNL pour annoncer "Au DD". Ce moment a construit leur réputation de "météorites du rap français", attirant plus de 45 000 spectateurs dès minuit. En maîtrisant l'art du teasing et en créant un événement mémorable, le duo s'est affirmé parmi les artistes les plus innovants de leur génération, consolidant ainsi leur base de fans.
Indépendance business = indépendance artistique ?
Un succès qui semble désormais inspirer de plus en plus d’artistes issus de la "nouvelle génération", tels que 8ruki renforçant ainsi le mouvement vers une plus grande indépendance artistique. En tant qu'artiste indépendant, signé sur son propre label 33Recordz, 8Ruki se positionne comme un acteur majeur de la génération d'artistes issus de la scène SoundCloud.
“J’suis un jeune P.D.G (yeah)
Dieu merci, aujourd’hui j’le fais, avant j’coupais des g’ (yeah)”
8ruki - MYTH S8Z3R - POURquoi!! (2024)
Se démarquant des conventions habituelles de l'industrie, il n’hésite pas à expérimenter différents styles et flows, tout en conservant une identité propre dans son message. L'indépendance devient alors un moyen de préserver une vision artistique authentique et originale en ayant un contrôle total sur sa musique, ses paroles et son image, offrant ainsi la liberté aux artistes de s'exprimer sans compromis.
Tentative de réconciliation avec les majors
Face à ce phénomène, les majors ne peuvent fermer les yeux, elles tentent alors de "reconquérir" les artistes tout en améliorant leur image ternie et en offrant de nouvelles modalités. Les grosses maisons de disques s’adaptent en diversifiant leur offre avec l’aide de petites sous-structures, ce qui offre une forme de confusion dans leur positionnement.
“Il y a une vraie carte à jouer aussi bien pour nous que pour eux. Il y a un positionnement d'entreprise qui est évident et c'est pour ça qu’il y a des boîtes qui arrivent à avoir une place importante dans l’industrie comme 135média. Y’a des acteurs et actrices important(e) de maisons de disques qui se mettre en indépendants, qui captent ce schéma là et qui avec leurs contacts peuvent arriver, créer et se positionner un peu comme nous, du moins dans les mêmes créneaux et ce n'est pas grave parce qu'il y a trop de demandes donc de la place pour tout le monde. Après ça reste l'industrie musicale, il y a toujours des alliances entre structures”
- Léo Thomelet, fondateur de 386 Lab
Face à une demande artistique de plus en plus exigeante et affirmée, les majors s’efforcent d’innover en développant de nouvelles stratégies, cela se manifeste notamment par la création de nouveaux pôles et le recrutement de nouveaux talents. Cette évolution s'inscrit dans une dynamique de collaboration plus constructive avec des nouveaux projets tels que “Maison Baron Rouge” fondé par Sch en licence chez Rec. 118 (Warner Music) en 2018.
Production indépendante, distribution collective
Ce mouvement de rapprochement entre les artistes et les majors souligne l'importance des labels dans le paysage actuel de l'industrie musicale. Pour la comprendre, il est essentiel d'examiner la diversité des contrats qui structurent l'industrie musicale, parmi laquelle les trois plus répandus sont le contrat d'artiste, le contrat de licence et le contrat de distribution.
“J’ai le sentiment que le contrat de distribution est devenu le contrat à la mode surtout après le Covid. Maintenant dans la tête des nouveaux artistes, il n’existe pas d’autres contrats, mais pourtant si tu regardes le Top Rap Fr, c’est essentiellement des artistes signés en contrats d'artistes. Ça veut bien dire qu'il y a une science de produire des disques, et nous on est arrivés dans un moment où les artistes voulaien être indépendants à tout prix en ne sachant pas produire de disques, c’est donnant donnant”
Pour élargir leur audience et augmenter leur visibilité sur le marché, les artistes peuvent faire appel au contrat de distribution. Cela peut également leur permettre d'accéder à des ressources supplémentaires telles que le marketing et la promotion. Cependant, cela implique de partager une partie des revenus générés par la vente de la musique avec le distributeur. Du côté des labels, le contrat de distribution leur permet d'étendre leur catalogue en renforçant leur position sur le marché et ainsi générer des revenus supplémentaires grâce aux ventes de musique sans avoir à développer un artiste de zéro.
Certes, les artistes affectionnent l'indépendance, mais dans la réalité, la distribution reste souvent incontournable. Un exemple notable est celui de Freeze Corleone avec “Shavkat " signé en distribution dans le label Jeune à Jamais. Pour rappel, lorsqu'un artiste signe un contrat de distribution, il autorise le distributeur à prendre en charge la commercialisation de sa musique, en format physique et/ou numérique.
“Le contrat de distribution demande à ce que tu sois prêt artistiquement parlant mais aussi dans ta vision business de ce qui entoure ta musique, puisque certes, tu passes par un label pour distribuer ta musique, mais t’es censé savoir produire au sens large. Même s' il y a des boîtes comme la nôtre qui aident les artistes à le faire, il faut que l’artiste soit conscient de sa place par rapport à l’écosystème dans lequel il évolue. Quand t'es un artiste émergent, c’est compliqué à capter, car si t'as pas cette vision globale ça peut te créer des faux départs, il faut un recul de fou sur soi et savoir s’entourer pour prétendre être producteur-artiste“
C’est également le cas de Jul qui reste rattaché à Believe par le biais de sa division Live Affair, grâce à elle, il peut bénéficier de stratégies marketing optimisées par la synergie entre l'expertise digitale de Believe et l’expertise de l'écosystème musical du live.
Laissez-moi tranquillou, pas besoin d’être à la lumière
J’suis en indé signé t’as walou signe Jul à l’autre bout de l’univers
J’suis de retour comme Zizou, roulette j'te fais la misère
JuL - Hey (2019)
Le contrat d’édition, lanceur de carrière ?
Souvent considérés comme des "accélérateurs de carrière", ces contrats sont un maillon essentiel dans la chaîne de création et de diffusion de la musique. Ils offrent aux auteurs-compositeurs l'opportunité de protéger leurs droits et de collaborer avec des éditeurs pour promouvoir et commercialiser leurs œuvres, favorisant ainsi leur développement. Ces accords peuvent également fournir des avances ou des investissements, assurant une stabilité financière et facilitant l'achat de matériel, par exemple. C’est le cas d’Amine Farsi signé en édition chez Universal.
En revanche, certains artistes peuvent choisir de déposer directement leurs œuvres à la SACEM pour conserver leur part éditoriale, mais la gestion du juridique et de l'administratif peut constituer un frein. Ainsi, ils jouent un rôle déterminant dans l'évolution et la réussite des artistes, en leur offrant non seulement un soutien financier et logistique, mais aussi en assurant la protection et la valorisation de leurs créations.
Combien de maisons de production reconnaissent leur compétences ?
C'est d'aucune arnaque, noir sur blanc les contrats signés sont pire que merdeux
Nous ne voulons pas nous faire duper par eux
2 Bal 2 Neg (couplet de Niro) - La magie du tiroir (1996)
Ces dynamiques continueront d'évoluer à mesure que de nouvelles technologies émergent et que de nouveaux modèles économiques se développent comme par exemple les lancements ou co-construction de labels par les artistes, c’est notamment le cas pour Houdi ou Alpha Wann. En restant attentifs à ces changements, les artistes, les labels et l'industrie dans son ensemble peuvent saisir les opportunités pour créer un environnement musical plus inclusif et durable, où la créativité et l'expression artistique sont valorisées et soutenues.
La rêverie prospère
Indé j'opère
J'suis dans l'stud il m'faut du temps
Houdi - TRABAJAW - LA BÊTE (2022)