La pandémie s'exprime
Le rap a-t-il parlé Covid ? Comment les rappeurs ont-ils vécu leur confinement ? Que retenir des prises de position des rappeurs en rapport avec le virus ?
2022-07-10
Hmm, un nouvel article sur le rap et le Covid ? C’est sérieux cette histoire ? Alors que nous sortons de deux ans étouffants et éprouvants, est-ce qu’on a vraiment besoin de se remettre un stress presque traumatique en pleine gueule tandis que les premiers rayons de soleil annoncent la pinte journalière à 18h30 ?
Nous comprenons déjà pour certains que le bât blesse, seulement voilà : le Covid, à côté de cette épidémie mortelle et viscérale qui a tant chamboulé notre rythme de vie, c’est aussi un bon indicateur de santé sociale. Comment en parle-t-on, d’autant plus dans des contextes de vagues successives ? Comment les informations ont-elles circulé ? Comment les gens ont-ils construit leur récit de vie autour de cette pandémie mondialisée ? Alors que nous commençons à reprendre nos esprits, on peut tout juste saisir la température de ce qui vient de se passer. Et notre outil phare, comme d’hab, reste : le rap, la data, les lyrics.
Le rap a-t-il parlé Covid ? Comment les rappeurs ont-ils vécu leur confinement ? Que retenir des prises de position des rappeurs en rapport avec le virus ?
Part 1. Le rap a-t-il beaucoup parlé de la pandémie ?
Lorsque Mehdi Maizi a reçu Vald dans le cadre du Code et de la promotion de l’album « V » en février 2022, le journaliste l’a entre autres questionné sur son premier titre « Pandémie », et plus généralement sur le lien entre le rap et le virus. Pour le V, le constat semble limpide :
« On vit dans un arc de Covid mondial, et on est des maudits rappeurs. Combien il y a d’albums qui sortent, qui n’en parlent pas du tout ? Les gars vous faites tous des albums sur 10 ans ou quoi ? Les gars vous les faites cette année, […] y’en a pas un qui en parle ! Mais c’est un truc de fou ! Même pas un line, un petit peu « Public Enemy »… »
Et a priori, la remarque est pertinente. Le Covid semble avoir fait peu d’esclandres dans les textes des lyricistes, qui ont plutôt profité du confinement pour se ressourcer, tâtonner vers de nouvelles directions artistiques, ou pour produire un maximum. Sifflet de l’arbitre, vérifions ça.
Ce tableau prend en abscisse les dates de parution des textes, en ordonnée le ratio de titres qui contiennent le mot « pandémie ». A titre d’exemple, en 2013, ce sont ainsi environ 0,1% des tracks urbains qui se sont emparés du terme. En 2021, il s’agit pratiquement du double. Les référentiels en ordonnée sont faibles, mais confirment un penchant : tandis que 2010 a introduit le terme de « pandémie » dans le rap français, pile au moment de la déclaration de la grippe 1 (H1N1) – qui fait honorablement figure de pandémie historique - , 2019 vient lancer le début du Covid ainsi que le décollage du mot dans les textes de rap, doublant même à compter de 2021. Pour être plus précis, on ne retrouve que 21 références à la « pandémie » entre 2010 et 2018, alors qu'on en retrouve une soixantaine entre 2019 et aujourd’hui. Empiriquement, ce n’est pas grand-chose ; symboliquement, le sujet de la Covid n’est pas totalement invisibilisé par le rap français.
(...), nous sommes en guerre
(...), vaccinez-vous
(...), mettez l’masque,
(...), pass sanitaire,
Pandémie (pandémie), pandémie (pandémie), pandémie (pandémie), pandémie (pandémie)
Pandémie, par Vald, 2022
Le rap s’est « emparé » du sujet à bout de bras lorsque le Covid a pénétré la vie quotidienne des français. Le lexique autour de la question sanitaire s’est formé de pair, et la maladie est devenue un nouvel outil lyrical, ou bien un thème de préoccupation. On le retrouve dans les punchlines, jusque dans les titres. Du « Covid-93 » interprété par Nahir en mars 2020 aux « Freestyles Covid » de menace Santana, du « VARIANT » de Booba fin 2021, à la « 1ère dose » sauce pop urbaine de DJ Sem début 2022, et bien d’autres.
Découpe la prod' au cutter, homie en pointe j'suis un buteur.
Même en temps de pandémie on fait du bénéfice,
J'saute sur la tête j'leur mets des 10 sur 10
Bunker 3, thaHomey, mars 2020
Part 2. Les rappeurs ont-ils bien vécu leur confinement ?
Le traitement et la couverture de la pandémie, passent aussi par la vie confinée. Pendant deux ans, la France a alterné entre vie restreinte à la maison, redécouverte des terrasses, couvre-feu,… et les rappeurs ont fourni quelques témoignages sur leur propre expérience de l’urgence sanitaire. Alors qu’on recense moins d’une cinquantaine d’occurrences du « confinement », ou de ses déclinaisons « confiner »/ « confiné(e)(s) » entre 2001 et 2019, 2020 marque le début des hostilités avec plus de 350 références directes.
Ceux qui poursuivent le business
Parce que pour certains rappeurs, le discours rattaché au trafic de drogues reste un trope caractéristique, le Covid vient certes chambouler les lois du marché, mais le marché perdure. Entre ceux qui ont profité d’une diminution de la concurrence et ceux qui ont profité de la montée des prix due à des pénuries, la conclusion est nette : le business est rentable.
J'fais midi-minuit pendant qu'toi, t'es confiné (Pah, pah)
PCX, Fresh LaDouille, 2022
Confinement, augmente le prix d'la plaquette
Avec deux doigts j'passe vitesse aux palettes
Pour des années, Sasso, 2020
Partout c'est desservi, tous les arrondissements
Partout, même pendant le confinement
Ton équipe décimée gît sur le ciment
LY City, Lyonzon, 2021
Ceux qui souffrent
La situation du confinement a souligné des dépendances sociales importantes et déterminantes pour le bien-être des gens. On estime, avec les mises en quarantaine, que les taux de dépression relatifs au Covid ont triplé durant l’année 2021. Les manifestations de troubles nerveux et psychologiques se sont surtout ancrées par de l’inactivité, une coupure de communication à distance, des troubles de régulation de l’horloge biologique, des sentiments de remises en question perpétuels menant souvent à des conclusions irrémédiablement pessimistes. Ces traits mis en évidence par les confinements successifs ont été partagés par nos chers rappeurs, bloqués sur le même navire :
Tous les jours, j'm'enfume, j'fais plus d'sport, c'est l'confinement
J'suis dans Call of, je chine, j'fais du ravitaillement
Confinement, Jul, 2020
J’reste confiné dans ma chambre
Nan, j’vois plus la lumière du jour
Noir, Flocky, 2020
Confiné je deviens fou
Comment je vais faire mes sous
Covid, MHM LaMalice, 2020
Ceux qui en profite pour peaufiner leurs textes
Parce que pour certains, le confinement, c’est aussi l’opportunité de prendre du recul sur soi, sur sa direction artistique, sur sa plume. Dédicace aux rappeurs-entrepreneurs :
Dans le studio, on s'est confinés et dans le sale on va continuer
Aucune erreur quand on compte le blé
Réunion, Ratu$, ft. Infinit’, KSA & Alpha Wann, 2021
Si tu prends peur ça va voler bêtement
(...)
Confiné certes mais j'poursuis l'entraînement
Flambeau, Chester, 2021
Confiné ouais comme au stud'
H24 consomme le stup
Dalton, Robdbloc , 2021
Ceux qui ne voient pas la différence
Enfin pour certains lyricistes le Covid ne chamboule pas un quotidien au naturel très calme, si ce n’est déjà solitaire. Pour ces rappeurs, c’est soit l’occasion de voir un sentiment d’exclusion partagé par un grand nombre de personnes ; soit l’ironie de constater que la société pose enfin un regard sur un état mental parfois trop écarté et dédaigné.
Dehors, j'veux rien savoir, j'suis confiné depuis vingt-cinq ans
Seul, Django, 2021
J’ai même pas vu le changement, j’étais déjà confiné
Quand j’arrache un pansement, je récupère un billet
Rappeur conscient, Vald, 2022
Mention spéciale à ceux qui savent comment s’occuper
Avec ta mère, j'ai passé l'confinement (waow)
Son string léopard me servait de masque (gang)
Shooters, Mac Tyer ft. Kalash Criminel, couplet de Kalash Criminel, 2020
Part 3. Un rap qui se politise au contact de la crise sanitaire
Parmi les highlights de l’histoire du rap et de la pandémie, on note pour certains la volonté de commenter une situation historique et absolument hors-du-commun. Parce que le Covid, c’est surtout un stress panique terrible, avec des chiffres quotidiens sur les décès et les réanimations, des confinements qui se sont succédés installant des climats incertains, des gens qui dévalisent des supermarchés, des prises de décision sanitaires parfois jugées singulières et/ou inefficaces,…
D’une manière ou d’une autre, le rap a souligné les déséquilibres qui ont fait de cette période trouble un véritable terrain de bataille politique ou/et idéologique.
Exhorter à respecter les mesures sanitaires
Ce sont les « bons élèves », ceux qui ont vécu leur confinement et le respect des règles sanitaires comme une nécessité première.
J’suis pas croyant mais j'touche du bois, la famille se porte bien
On respecte le confinement et on s’appelle au quotidien
Ensemble, MC Max, 2020
J'préfère me planquer qu'errer dehors le bec enfariné
Mieux vaut se planter que voir la pandémie s'enraciner
Confiné, Hippocampe Fou, 2020
Pour la référence, le titre « Urgences Musicales » à l’initiative de Dooz Kawa réunit Dah Conectah, Demi-Portion, Swift Guad, Davodka. Ecrit et composé à distance durant le début du premier confinement imposé en 2020, ce track s’inscrit dans la lutte contre le Covid et veut se faire plaidoyer de la parole des sceptiques comme de la parole des victimes du Covid, le but étant d’encourager tout le monde à s’adapter aux nouvelles mesures :
Aux soignants garants de nos vies, les frères et sœurs qui sont au logis
Avec mon titre honorifique de rappeur en pneumologie
Urgences Musicales, Dooz Kawa, 2020
La défiance du rap vis-à-vis des décisions du gouvernement
Globalement, les usages du Covid dans les lyrics de rap se sont plutôt restreints aux champs que nous venons de décrire, allant de l’égotrip à la description de la vie quotidienne. Sur la question de la pandémie, les lyricistes ont abordé des images classiques, et les prises de position fermes sont restées assez abstraites. Cependant, quelques paroles par-ci par-là et interviews donnent la puce à l’oreille d’un rap plus contestataire, s’opposant à des mesures gouvernementales sur l’organisation du traitement sanitaire, voire remettant en cause le système avec des argumentaires singuliers.
C’est le cas par exemple d’Akhenaton, célèbre rappeur du groupe IAM, et de ses diatribes assez glissantes sur le vaccin : « La vaccination commence quand ? Au moment où le Delta apparaît. Ça coïncide » ; « Les trois variants principaux dans les pays occidentaux, Alpha, Delta, Omicron, sont apparus dans des pays qui entamaient des campagnes de vaccination massive » (propos rapportés par les caméras de FranceInfo) – des propos qui seront justement démentis dans la foulée quand on observe que le Delta se déclarait en Inde en octobre 2020 soit des mois avant que la vaccination n’y débute – même constat par exemple en Angleterre.
Bien que ses prises de position aient suscité des formes d’indignation ou d’ironie, les conclusions d’Akhenaton se fondent avant tout sur la remise en question de la parole politique. A l’instar d’énormément de rappeurs sur des sujets variés, la personnalité politique reste une figure mensongère. Le rappeur ne réfute pas l’existence du Covid mais surtout la pertinence de la gestion sanitaire, l’amenant sur des termes délicats et réfutables. Et cette défiance du politique sur la question du Covid, elle se ressent sur d’autres spectres de la crise.
Prenons la thématique de la chloroquine par exemple. Édifiée par le professeur Didier Raoult comme le remède miracle au Covid, avant que ce dernier ne soit déchu, elle apparaît sous 30 occurrences dans les lyrics de rap français. Un montant assez faible certes, mais qui permet d’extraire certains constats intéressants :
Yeah, yeah, à Marseille, ça vend du shit et d'la chloroquine
Ça prend des années fermes et ça libère les pédophiles
L’étoile sur le maillot, L’Algérino, 13 Organisé, 2020
Tu t'réveilles aujourd'hui, tu veux savoir si ça m'choque mais, wesh, tu l'demandes à qui ?
Le pays est malade (malade), shootez-le à la chloroquine
Chloroquine, Lefa, 2021
Cette bitch, c'est ma hoe, c'est pas ma rivale
Je suis dans d'autres fréquences, j'ai pas l'même signal
Chop la chloroquine, mon shit est viral (hey, hey, hey)
Viral, Lala &ce, 2021
Le parallèle extrêmement fort que le rap a établi avec la chloroquine, c’est celui des substances illicites, majoritairement du shit ou de la morphine. La chloroquine est devenue un produit contesté, d’abord surmédiatisé avant d’être condamné, qui soulève la problématique de la circulation de l’information, et la confiance dans la parole médicale en temps de crise épidémiologique. Dans le monde du rap, cette affaire est devenue soit un fouillis de détournements assez riche, soit un motif d’indignation quand on assiste à la mauvaise gestion du sujet par le discours politique et par les médias. Il permet de fait de surligner l’inconsistance de la parole publique, ou la sorte de fièvre dans laquelle s’est empêtrée le pays. Deuxième symbole, Didier Raoult est un médecin et chercheur marseillais, soulevant toute une manière de poursuivre l’illustration de la rivalité Paris-Marseille, de la virologie au rap français.
Quid du vaccin ?
A l’image d’Akhenaton et de son scepticisme vis-à-vis de la question du Covid, le thème est repris dans d’autres lyrics, entre ceux qui s’en servent pour nourrir leur univers complotiste, provocateur, et surtout second degré :
Mais où est l’Atlantide ?
Fuck le roi Rothschild
Y’a quoi dans les vaccins ?
J’préfère boire d’l’absinthe
Tapage Nocturne, Kusu, 2020
Noir sur noir comme les MIB, fuck un vaccin, fuck une puce RFID (ekip)
2030, négro, dans mon compte, il m'faut plus de chiffres qu'une adresse IP
Les Professeurs, Seth Gueko & Freeze, Vladimir Cauchemar, 2021
Et ceux qui y voient une menace très forte, un complot prégnant orchestré par les sphères politiques afin d’asservir, de contrôler, ou plus foncièrement de s’enrichir :
Créer le virus, vendre le vaccin, j'reconnais les fils de pute à leur accent
À la tête de l’État, que des baltringues, tout est orchestré quand les balles chantent
Pour s’en mettre plein les poches, ils sont prêts à tout, même à se laver dans un bain d’sang
JETLAG, Simony, 2020
Le pays sera t'il achevé par un petit pantin de la finance ?
Des épidémies, peut-être pour qu'on ait peur de se rassembler
Ou juste pour businesser un tas de vaccins empoisonnés
Dictature de l'incohérence, dictature de l'incohérence
Violence Masquée, Keny Arkana, 2021
Ainsi, nous nous sommes bien éparpillés pour en venir à des constats simples, basiques (très facile celle-là on vous l’accorde). Le rap n’a pas du tout mis de côté le sujet du Covid, bien au contraire, sous formes de punchlines à la dérobée ou de textes dédiés, la pandémie fut un sujet traité de toute part (et continue de l’être). Là où elle s’est cependant moins fait entendre, c’est sans doute auprès des très gros bonnets de l’industrie. Ce qui donne l’impression d’invisibilisation.
Dans sa médiatisation, le rap a évité le phénomène de la saturation de la parole relative à l’épidémie. Sous son retrait manifeste, il a plutôt relié le Covid à des thématiques sociales ou à des images récurrentes – trafic, amour, train de vie, égo – et n’a pas surabondé de pair avec les médias.
La plus profonde parole contestataire qui s’est érigée au sein du rap est également une manifestation sociale. Les quartiers modestes et précaires ont été durement touchés par la crise sanitaire, ramenant sur la table des problèmes d’accès aux soins ou de sensibilisation peu déployés. Le rap se fait porte-parole de populations oppressées par le regard médiatique culpabilisateur, en détresse face à un mal d’un genre nouveau, et qui sera probablement amené à se renouveler.
En attendant, restez prudents.
J'ai bien profité du sunshine tout l'été
Tu pouvais m'trouver sur une plage tout l'été
J'ai eu l'Covid, et j'm'en bats les couilles
Pass sanitaire gratuit, ça fait plaisir, merci beaucoup
Sunshine, Gouap, 2021