L'appropriation des calques linguistiques
Dans un rap fr réfractaire aux anglicismes, la nouvelle génération a trouvé un moyen de contourner le problème : le calque linguistique
2022-08-27
Dans un rap français encore et toujours réfractaire aux anglicismes, la nouvelle génération a trouvé un moyen de contourner le problème en faisant sienne une figure de style d’un genre nouveau: le calque linguistique. On a discuté de l'usage de cette technique avec le rappeur 8ruki qui l'affectionne particulièrement.
Avant tout, qu'est-ce qu'un calque linguistique ?
Dans la pratique de la traduction, le terme calque se réfère à la traduction littérale (mot à mot), dont le résultat n’est pas toujours correct selon les normes de la variété standard de la langue cible.
- Wikipedia
Trouvez quelqu’un de votre entourage qui travaille dans l’interprétation et posez-lui cette question : quelle partie de son travail est la plus épuisante ? Si cette personne fait un minimum son boulot correctement, les chances sont fortes pour qu’elle vous parle des expressions idiomatiques. Pensez métaphores, dictons ou locution figées propres à chaque langue. Le risque lors de leur traduction est de produire une erreur particulière, appelée calque. Celle-ci se manifeste lorsque quelqu’un tente de traduire littéralement une expression d’une langue à l’autre. Si le calque se répète suffisamment pour devenir une habitude, il devient calque linguistique, ou lexical, et entre dans l’usage. Le « plafond de verre », emprunté directement au « glass ceiling » anglais, par exemple. Ou alors le « pas de casquette », de l’argot « no cap » pour « pas de mensonge », que vous avez forcément entendu dans la bouche de vos artistes préféré.e.s.
Mais comment est-ce que le rap s’est retrouvé mêlé à tout ça ? Vous qui portez une oreille un tant soit peu attentive à ce qui se passe dans le rap francophone, vous n’avez pas pu passer à côté de la déferlante dite de la Next Gen. Si les sonorités de cette scène suffisent à diviser les auditeur.ice.s, entre fanatiques et réfractaires, les paroles de cette musique peuvent également laisser perplexe. Et pour cause, si cette nouvelle génération n’est pas la première à s’y essayer, elle a perfectionné l’exercice du calque, transformant les expressions les plus imagées en phases aux accents surréalistes.
« J'ai mal à la tête, bébé, donne-moi la tienne », « J'suis dans l'étrangèrе, pas b'soin de changer de vitеsse », les calques linguistiques émaillent les discographies des artistes issu.e.s de cette nouvelle vague. On les retrouve chez La Fève, Serane ou Jwles mais également outre-Atlantique, au Québec, où des artistes comme Rowjay ou le regretté Jeune Loup semblent avoir fait figure de précurseurs.
S/O le Roi Heenok
On ne va pas vous faire l’affront de revenir une énième fois sur l’histoire de la Plug/DMV, quiconque ayant fait ses devoirs sait à quel point les deux artistes québécois ont été importants dans la démocratisation du genre et sa propension à employer des tournures de phrases proches de l’anglais.
Je faisais ça avant de rencontrer Rowjay, avant de rencontrer Jeune Loup, etc. Après, ça s’est accentué mais sinon c’est de moi-même en vrai, naturellement.
- 8ruki
S’ils ne sont donc pas les instigateurs de son usage, leurs utilisations décomplexées en font des catalyseurs. Et derrière cette dernière se cache le trop souvent sous-estimé Roi Heenok.
2004. Le site du rappeur québécois attire l’intérêt de l’internet francophone, qui en fait l’un de ses premiers « buzz ». Les vidéos du Montréalais sont repostées sur Youtube dès l’avènement de la plateforme et le Roi Heenok explose en popularité. Maîtrisant parfaitement l’anglais et proche de la scène de Queensbridge, il refuse pourtant catégoriquement l’usage d’anglicisme et ses paroles abondent de calques linguistiques : « T’entends ? », « c’est cette merde » ou le double « Je prends feu et viens dans le vagin de ta femme », pour n’en citer que quelques-uns. Ces expressions surprennent et sont rapidement adoptées par toute une génération d’auditeur.ice.s de rap biberonné.e.s à internet. Dès le milieu des années 2000, le Roi s’installe dans le paysage du rap européen et amène son argot fait de calques avec lui. Il est l’un des premiers à populariser l’expression « Rap jeu » par exemple. Cependant, une part importante du public peine à le prendre sérieusement en tant qu’artiste et à le voir comme plus qu’un meme avant l’heure. 8ruki, comme beaucoup d’entre-nous, fait partie de cette catégorie.
J’ai regardé ses vidéos comme tout le monde mais ça n’a jamais été un modèle pour moi
C’est vraiment récemment, il y a peut-être 3-4 ans que j’ai commencé à m’y intéresser et à comprendre la démarche du gars
En rencontrant des mecs comme Rowjay qui sont fans de lui, en voyant qu’il y a des mecs comme le 667 qui y font beaucoup référence, ça donne forcément envie de s’y intéresser
- 8ruki
En effet, quelques avant-gardistes comprennent l’intérêt de l’art de ce rappeur américain qui refuse l’anglais, et leur succès servira de tapis-rouge à l’influence que le Roi s’apprête à avoir sur le rap francophone. Il est impossible de s’attarder sur les liens qu'entretient le Roi Heenok avec le rap européen sans évoquer la LDO. « J’veux les longs câbles comme le Roi Heenok » rappe Osirus Jack sur Lampadaire Pt.2. Les références au rappeur de Montréal, à l’origine même du concept de Nouveau Rap Mondial cher au 667, parsèment la musique du collectif qui reprend en français nombre d’expressions anglophones : ils fument du « gaz » et du « caca », sont « à propos des sommes » et cherchent à dominer le « rap jeu ».
Ils sont d’ailleurs loin d’être les seuls à se réclamer de son influence. Dès les années 2010, nombre d’artistes, souvent amateur.ice.s de rap technique, se revendiquent enfants du Roi et s’essayent à l’exercice du calque. Comme Alpha Wann sur F.F.F où le Parisien rappelle qu’il « parle comme le Roi Heenok » ou Caballero qui nomme l’un de ses projets Le Pont de La Reine, en référence au quartier de Queensbridge. Certains des calques utilisés par ces rappeurs et rappeuses prennent alors une toute autre ampleur et deviennent monnaie-courant, comme le « nique-toi », version francisée de « Fuck You », qui n'apparaît que 6 fois dans les textes de rap d’avant 2011 et que l’on a depuis entendu plus de 130 fois.
Mais ces velléités, bien que rencontrant un certain succès et passant même parfois dans le langage courant, consistent souvent en des reprises de tournures de phrases et s’avèrent moins ambitieuses que celles de la nouvelle génération, prête à piocher dans ce que les anglophones ont de plus métaphorique à offrir.
Entre Quechua et Margiela
Pour une partie de ces artistes, le recours à l’anglais est coutumier. Surtout lorsqu’ils ou elles s’adonnent, même sporadiquement, à l’exercice Plug/DMV. Cette formule bilingue semble liée à l’exercice, comme nous l’explique 8ruki :
C’est un truc que je fais que dans mon art. Quand je parle en vrai je n’utilise pas beaucoup d’anglicismes. C’est vraiment que dans la musique
- 8ruki
Si la démarche est donc purement artistique, elle est révélatrice des liens forts qu’entretient le genre avec la scène américaine qui lui a donné naissance. Mais ces rappeurs et rappeuses ne se contentent pas de répliquer les codes en vigueur outre-Atlantique. Au contraire, ces derniers se voient adaptés, tordus dans leur art pour correspondre à une identité francophone, comme sur le morceau Aléas lorsque 8ruki mixe le Quechua avec le Margiela.
Margiela ce n’est pas américain, mais ils aiment beaucoup tout ce qui est designer, parler de designers. Mais le côté Quechua, ça reste français.
Comme je sais que le rap français et son public sont assez compliqués à tenir lorsque tu sors des codes, j’essaye de garder des codes français histoire qu’ils se retrouvent quand même à 50% dans ce que je dis
- 8ruki
Si l’évocation de la maison de haute couture française renvoie à l’imaginaire du rap US, le symbole qu’est Quechua permet d’ancrer l’artiste et sa musique dans une réalité hexagonale assumée.
À cet égard, utiliser des calques linguistiques s’avère particulièrement intéressant. En tant que figure de style bicéphale, il permet d’allier des codes typiquement américains à une identité francophone recherchée et revendiquée. Pour 8ruki, l’effet est double puisqu’en plus d’offrir des tournures de phrases innovantes, les calques deviennent des clins d’œil aux initié.e.s :
C’est l’intention de surprendre aussi : Si quelqu'un n’écoute pas ce genre de texte, il ne va pas capter. Mais si tu connais vraiment le sens en anglais tu te dis que c’est fort en vrai, que c’est bien traduit, bien apporté.
- 8ruki
Les oeuvres ainsi crées sont alors recevables par le public francophone tout en permettant d’explorer d’autres influences :
C’est pour surprendre, mais je pense aussi que c’est une histoire de style et d’affirmer l’identité française, toujours.
- 8ruki
Contrairement à ce que leurs détracteur.ice.s pourraient affirmer, le calque n’est donc pas l’outil d’artistes « jouant » aux américains mais bien l’affirmation de leur identité par l’adaptation de codes nés outre-Atlantique au contexte francophone et à ses références. Comme sur Mode avion, lorsque le rappeur de la 8scuela clame qu’une femme lui donne la tête tout comme si j’étais Mitterand. L’une des raisons de la longévité du rap est sa capacité à se nourrir de ce qui l’entoure et la Next Gen le prouve une fois de plus, en faisant de sa musique un terrain de jeu au sein duquel se croisent les influences variées d’une jeunesse d’internet, affranchie de tout complexes territoriaux.