Les feats internationaux
Qu’est-ce qui favorisent les collaborations de plus en plus fréquentes de nos rappeurs à l’international ?
2022-07-23
Un EP commun entre Bushi et Takeoff, un des membres des Migos. C’est l’annonce faite en cette fin avril par le manager de Bushi. Dès les débuts du rap francophone, les artistes ont cherché à collaborer avec des rappeurs étrangers afin de se développer et de légitimer leur statut auprès de leur public et aux yeux des autres rappeurs. Cette tendance s'est récemment élargie au reste du monde.
Intérêts commerciaux & marketing
Avant les années 2010, les rappeurs francophones collaboraient quasi uniquement avec des rappeurs US quand il s’agissait de featurings à l’étranger. Le rap américain était largement en avance sur le rap international. C’est donc logiquement que les rappeurs FR ont cherché à se rapprocher des rappeurs outre-Atlantique pour profiter de leur influence. Avoir le nom d’un rappeur américain dans la tracklist d’un projet est quelque chose de valorisant. Derrière les 6 collaborations US de Lacrim (Snoop Dogg, Rick Ross, French Montana (x2), Lil Durk, 6ix9ine) se cachent des intérêts commerciaux indéniables. Cependant, obtenir le couplet d’un rappeur US a un prix… qui est souvent supérieur à la qualité du couplet en lui-même... Gradur s’amusait, avec autodérision dans une vidéo, du manque d’implication de Chief Keef sur leur titre en commun : “Je t’ai payé cher sale bâtard fait un bon couplet”.
Les rappeurs US “ne respectent pas les rappeurs français. [...] Pour eux, Paris c’est la Fashion Week
Niska, interview pour Clique, 2019
Plus récemment on peut citer le titre “My Salsa” de Franglish avec Tory Lanez , cumulant plus de 15 millions de vues sur YouTube. Nul doute que les intérêts marketing et de communication ont sûrement influencé ce genre de collaboration.
Similarités de styles
Heureusement, les featurings entre artistes de pays différents ne sont pas toujours dictés par des intérêts commerciaux. Ils peuvent même favoriser l’émergence de style. Pour se crédibiliser mutuellement avant que leur genre musical devienne davantage reconnu, les artistes aux avant-gardes vont régulièrement se donner de la force en collaborant à l’international.
C’est le cas par exemple de la Drill. D’abord concentrée à Chicago puis plus globalement aux États-Unis, ce mouvement a connu ses premières heures européennes au Royaume-Uni avant de s’émanciper davantage sur le Vieux Continent. Le londonien Central Cee a été un de ses ponts du mouvement, notamment en invitant sur son titre “Eurovision” pas moins de 7 rappeurs de 4 pays européens différents : Rondodasosa (Italie), Baby Gang (Italie), Morad (Espagne), Beny Jr (Espagne), A2Anti (UK) et Freeze Corleone et Ashe 22.
Freeze Corleone avait d’ailleurs convié Central Cee sur un de ses titres quelques mois plus tôt. Aussi, Gazo, figure de la drill française, a fait appel à Luciano (Allemagne), Pa Salieu (UK) et Unknown T (UK) sur son album, preuve de la proximité des rappeurs européens dans ce style de rap.
Cette vision d’émancipation collective se retrouve également dans un style qui se développe fortement actuellement en France : la plug. Nous avons compté pour Serane, l’un des porte étendard du courant, 7 crossovers internationaux sur ses projets et 3 apparitions sur des projets de rappeurs US. Sa proximité avec ces rappeurs est liée à son style de rap, le DMV flow, apparu à l’est des États-Unis. Sa maîtrise parfaite de l’anglais est également un atout non négligeable qui doit jouer en sa faveur. Notons qu’il a collaboré avec Alt Smook, un rappeur de Caroline du Nord, qui apparaît aussi sur la dernière tape du beatmaker whatever51, membre du label de Myth Syzer “Try To Live”, aux côtés d’autres artistes américains.
Serane est loin d’être le seul rappeur de la scène plug francophone à featé avec des artistes d’autres pays. 8ruki, par exemple, apparaît avec Diego Money (USA) sur un projet du producteur français C4000.
Les beatmakers, passerelles internationales ?
Le rôle des beatmakers est souvent fondamental dans certaines connexions. La barrière de la langue étant un moindre problème pour eux, ils peuvent placer leurs prods en France comme dans le reste du monde.
Serane, encore lui, apparaît sur 5 projets différents de beatmakers américains, dont StoopidXool et CashCache!. C’est d’ailleurs StoopidXool qui est à la prod de ses feats avec Diego Money et Atl Smook sur son dernier album.
À l’inverse, des beatmakers français comme C4000 ou whatever51, cités précédemment, ont récemment invité des rappeurs étrangers sur leur projet. En 2018, Ikaz Boi l’avait déjà fait sur son album “Brutal” avec la présence de 2 américains (Adamn Killa et Kami) et 1 japonais (Loota).
Autre crossover assez improbable pour être cité : Rouhnaa ft. Sekzy (Liberia), sur une tape de Santo, beatmaker suisso-cap-verdien.
Une ouverture globale
Au-delà des rappeurs et des beatmakers, des réalisateurs, des managers, des journalistes, peuvent également jouer ce rôle de passerelle. C’est notamment le cas de Mohamed Sqalli, directeur artistique. Avec les rappeurs marocains Madd, Shobee et Small X, ils ont créé le collectif Naar duquel est né l’album “Safar” en septembre 2019. Il s’agit d’un projet 16 titres qui regroupe 8 artistes marocains (qui rappent en darija), 8 français, 1 italien, 1 américain, 1 canadien, 1 espagnol, 1 grec et 1 néerlandais.
Enfin, parfois, ce sont les marques qui font le lien entre les artistes. En effet, lors du confinement de fin 2020, la chaîne YouTube musique de Red Bull a lancé une série de vidéos nommée “Check Your DMs”. Dans ce cadre, le rappeur et beatmaker suisse Varnish La Piscine a eu l’occasion de collaborer à distance avec Charlotte Dos Santos (Brésil / Norvège) et Joyce Wrice (USA) sur l’excellent titre “Love Boat”.