L’obsession de la première semaine
Déterminante dans la promotion d’un projet, la première semaine semble passionner le monde du rap, autant l’industrie et le public que les artistes eux-mêmes
2023-08-20
Depuis 2015, le vendredi est presque devenu un jour saint pour les fans de rap. Une véritable messe durant laquelle on peut savourer les dernières sorties d’albums de nos artistes favoris. Cette tradition du vendredi est suivie d’une autre : la révélation des chiffres de ventes de premières semaines. Déterminante dans la promotion d’un projet musical, la première semaine semble passionner le monde du rap, autant l’industrie et le public que les artistes eux-mêmes qui y font directement références dans leur texte.
Bah ouais, toutes tes ventes, faut aller vite, faut faire la pute
bientôt, on guettera les résultats de la première minute (Ah-ah)
Sadek, Sport de riches (2022)
Une « bonne » first week, c’est l’occasion de célébrer la réussite d’un projet et d’asseoir sa position dans le rap jeu. Mais cette frénésie collective autour de la première semaine est symptomatique d’une focalisation plus générale autour des chiffres de ventes.
A l’heure où ces derniers sont rendus publics dès les trois premiers jours d’exploitation d’un disque (ce qu’on appelle les « mid-week »), voire dès les premières 24 heures, le public est incité de plus en plus rapidement à analyser les tendances et, par extension, à prédire le succès ou le « flop » d’un album.
Ce phénomène de focalisation sur les ventes existe également dans d’autres disciplines culturelles comme le cinéma où le nombre d’entrées en première semaine est devenu un critère crucial pour savoir si un film va s’inscrire ou non dans la durée.
Si on ne peut que se réjouir des records retentissant que le rap français atteint aujourd’hui, on peut se demander si cette importance accordée aux chiffres et aux certifications ne risque pas, à termes, d’affecter la manière dont on consomme la musique.
On a donc décidé de se pencher en détails sur cette question de la première semaine et pourquoi est-elle devenue aussi symbolique pour le monde du rap ?
Entre image et estime ; une « dictature » de la première semaine ?
Ce que montrent avant tout les chiffres de la première semaine, c’est à la fois l’importance et l’engagement de la fanbase d’un.e rappeur.euse et l’attente qu’il ou elle parvient à créer autour d’un projet. Un public engagé sera ainsi plus susceptible de soutenir un.e artiste en achetant son album en précommande ou en investissant dans une édition limitée ou du merchandising exclusif (c’est ce qu’on appelle les stratégies D2C ou ventes directes aux consommateurs). Ce qui peut, de fait, booster les chiffres de ventes physiques avant même la sortie officielle du projet.
Si la first week explose ensuite les compteurs, elle devient un support promotionnel qui garantit une bonne exploitation du projet sur le long terme et une visibilité importante (apparitions médiatiques, programmation en showcases…), donc plus de revenus pour l’artiste.
Plus largement, la première semaine permet d’affirmer son image en tant que rappeur.euse.s. En effet, la thématique du vendeur est largement exploitée dans les textes à caractère égotrip depuis les débuts du rap. Elle est principalement utilisée pour asseoir sa légitimité pour les têtes d’affiches et affirmer sa position de « meilleur vendeur ».
Pour les « rookies » d’un autre côté, affirmer un nombre important de ventes permet de se distinguer de la masse et de s’inscrire en tant que nouveau phénomène à suivre de près.
Les ventes servent aussi de moyens de comparaison pour montrer qu’on a battu la concurrence et déterminent qui est le ou la meilleur.e dans son domaine, ainsi on compte plus de 100 tournures rimes autour des termes « mes ventes » ou « mes streams ».
Constatez que c'est plus comme avant
depuis mes ventes et que le rap s'est fait goumer
Booba, Ecoute Bien (2002)
On n'a pas les mêmes billets (Nan, nan)
On n'a pas les mêmes chiffres (Nan, nan)
Kerchak, Métal (2022)
Cependant, pour une partie des artistes les mots « première semaine » servent à dénoncer la pression que ces chiffres font peser sur leur art car cette information détournerait les auditeur.ice.s de ce qui compte réellement : la qualité musicale.
Rappeur capitaliste focalisant sur ses ventes de disques
Keny Arcana, Le rap a perdu ses esprits (2005)
Les Hommes mentent… les chiffres aussi ?
La première semaine a aussi donné lieu à des débats houleux au sein des sphères du rap car elle représente l’efficacité des stratégies de communication et de diffusion autour d’un projet. Des stratégies pas toujours perçues d’un bon œil par les rappeurs car des soupçons de triche planent encore régulièrement autour des sorties.
C’est d’abord le streaming qui a été pointé du doigt depuis son arrivée dans les systèmes de comptage en 2016. Les datas le prouvent d’ailleurs puisque qu’on retrouve une centaine de variations des termes « achats de stream ». Certains artistes font même le parallèle avec la fréquentation en concerts pour montrer l’écart entre le nombre d'écoutes et le public qu’un.e artiste parvient à fédérer autour de son projet.
T'es millionnaire en faux streams, le pe-ra, c'est tout pour l’image
Y a des chiffres mais y a v'la les trous dans ta fosse
SCH, Freestyle Booska Jvlvis (2018)
C'est la justice que la street demande
les concerts disent vrai quand les streams te mentent
Nekfeu, sur DonDadamixtape, malevil ft Alpha Wann (2020)
Le streaming a été dénoncé par certains comme particulièrement problématique dans le rap car il serait facile de tricher sur son nombre d’écoutes. Pourtant il reflète bien modes de consommation musicale des audiences plus jeunes et a contribué à la démocratisation du rap auprès d’un public plus large. Un nombre de streaming élevé peut aussi démontrer l’efficacité d’un ou de plusieurs singles qui tirent le reste de l’album vers le haut.
J'ai disque d'or mais cela grâce au stream donc jaloux écrivirent tweets hostiles
Derrière moi, ils parlèrent, aujourd'hui gros contrat, je signe, leurs mères j'niquerai dès que possible
Damso, Α. Nwaar Is The New Black (2017)
Alors jalousie ou triche avérée ? Difficile de trancher mais cette interrogation nous permet d’émettre l’hypothèse que les chiffres en tant que données uniques ne sont pas suffisants pour justifier sa place au sommet du rap, puisque seuls un succès sur la durée ou une confirmation par la scène permettraient de dissiper les soupçons et forcer le respect.
Au-delà du streaming, certaines stratégies de ventes physiques en D2C sont parfois considérées comme abusives, de là à entraîner des clashs entre rappeurs. On se rappelle de la polémique autour des box de cinq CD de l’album “V” de Vald qui avaient dûs être comptées à la main par la SNEP, ce qui avait entraîné un retard dans la divulgation des chiffres de sa première semaine et un clash d’anthologie avec Booba. On peut aussi citer d’autres pratiques incitatives comme les concours, à l’image des tickets d’or disséminés dans les exemplaires physiques de “Civilisation” d’Orelsan ou des Rolex à gagner dans les albums “Survie” de Zola qui ont aussi fait grincer quelques dents.
« Ils comprennent pas les chiffres ni l’amour du Hip-Hop »
Si les ventes en première semaine font beaucoup parler, en bien comme en mal, c’est aussi parce qu’il existe de nombreuses confusions autour de la manière dont ces ventes sont comptabilisées. Déjà, rappelons que les ventes d’un single ou d’un album sont calculées et rendues publiques par la SNEP (Société Nationale de l’Edition Phonographique) qui fixe les barèmes et décerne les certifications. Ces barèmes ont beaucoup évolué au cours du temps avec comme changement majeur l’entrée des écoutes en streamingdans la comptabilisation des ventes d’albums en 2016. C’est-à-dire qu’avant on ne comptait que les ventes réalisées en physique, donc en magasins (Fnac, espaces culturels, Virgin etc…).
Une nouvelle évolution notable en 2018, c’est que la SNEP durcit ses critères autour du streaming pour écarter les soupçons autour des fausses écoutes, puisque seules celles émanant d’un compte premium sont désormais comptées. Pour calculer les ventes ces écoutes premium sont ensuite ajoutées aux ventes physiques (en magasin ou en D2C) et aux ventes digitales (quand vous achetez l’album dans l’Itunes store par exemple).
Équivalents CD (stream, eh), j'envoie des palettes (sku, sku)
Lefa, En première page (2021)
Si vous avez réussi à suivre jusque là préparez-vous, on va faire un peu de maths. Pour faire simple quand on parle d’un album on calcule en équivalent ventes, on regarde donc les ventes physiques et les ventes digitales qu’on ajoute aux streams premium. C’est là que ça se complique parce qu’il ne suffit pas juste de regarder le nombre total de streams, le calcul est le suivant :
Nombre de streams total de l’album – la moitié des streams du morceau le plus écouté) / 1500.
On divise par 1500 car la SNEP a établi comme étalon de mesure que 1500 streams équivaudraient à 1 vente.
Pour les singles, on parle d’équivalent streams et le calcul est un peu plus simple. Ici, c’est les ventes digitales qu’on multiplie par 150 qu’on ajoute au total de streams donc la formule serait : Nombre de ventes digitales X 150 + nombre total de streams + ventes physiques. Ici la SNEP considère qu’une vente en téléchargement équivaudrait à 150 streams.
Calcule mes ventes par les multiples de Pi,
Caba, So', JeanJass, l'hélice est triplée
Sofiane sur ALZ, Caballero & JeanJass (2018)
Les certifications (disque d’or, platine ou diamant) ont elles-mêmes leurs propres seuils et sont loin d’être facile à atteindre puisque rien que pour l’or la SNEP a fixé ses paliers à 15 millions d’équivalent streams pour les singles et 50 000 équivalent ventes pour les albums.
Pour résumer, si vous avez bien compris le principe de l’équivalent vente, pour viser l’album certifié, mieux vaut miser sur un nombre important de ventes physiques car le calcul en équivalent ventes leur donne l’avantage. Un album qui fait donc disque d’or en première semaine reste une sacrée victoire pour l’artiste et son équipe, mais paraît impossible sans d’importants appareils de communication derrière.
Cette subtilité de l’équivalent vente explique enfin pourquoi les artistes ont redoublé de créativité ces dernières années pour proposer des offres en D2C personnalisées et innovantes pour leur fanbase. Si certaines d’entre elles sont critiquées, on ne peut cependant pas vraiment parler de triche puisqu’il s’agit de faire fonctionner le système de calcul à son avantage. Un album qui se vend bien en précommande, c’est d’une certaine manière une façon de s’assurer la rentabilisation des sommes investies dans sa production.
J'veux plus de certifications que Jean-Jacques (ouais)
à l'époque où il bossait avec Céline (hey)
Sneazzy, FEU REGULIER 2 (2020)
Orelsan et ses multiples disques collectors est par exemple parvenu à vendre près de 100 000 versions physiques de son projet Civilisation en 1e semaine. Il score le meilleur démarrage de 2021, le deuxième étant Jefe de Ninho qui à l'inverse a beaucoup moins misé sur le D2C, deux réalité de ventes très différentes
La qualité en guise de promo
Avant de conclure, rappelons que les chiffres de la première semaine sont proportionnels à la notoriété d’un.e rappeur.euse avant la sortie de son projet. Témoins de l’engouement du public solidifié autour d’une carrière, il serait incohérent de comparer les chiffres des artistes en développement à ceux des têtes d’affiches bien installé.e.s. Mieux vaut regarder l’évolution au global de la carrière d’un.e artiste et sa progression réalisée au fil des sorties, ou se recentrer sur sa musique, tout simplement.
Si les chiffres nous fascinent, rappelons également qu’ils sont conditionnés à l’évolution des systèmes de comptage. Par exemple, depuis 2020 les « bundles » (les ventes d’album associées à un produit de merchandising comme un T-shirt ou une place de concert) ne sont plus comptabilisés dans les chiffres de vente du Billboard aux Etats-Unis. De même, la SNEP avait déclaré en 2022 qu’elle allait « revoir les règles » de comptage pour les ventes réalisées en précommandes.
Faire une “bonne première semaine” est donc une notion fluctuante et qui refléterait plus l’engagement d’un public et les talents de communication d’un artiste plutôt que le contenu d’un projet musical. Par extension, la première semaine est donc un indicateur qui a ses avantages comme la mise en lumière de nouveaux artistes ou un moyen de célébrer le succès d’un projet. A l’inverse, centrer la communication d’un projet musical autour de sa première semaine sans y avoir prêté une oreille amène le risque de passer à côté d’une proposition inédite, ou d’en occulter les éventuels défauts. On pense, par exemple, au dernier projet du S-Crew qui, malgré un nombre de ventes impressionnant en mid-week rencontre pourtant des retours critiques assez mitigés.
Moralité continuez de soutenir vos pépites, de partager vos coups de cœur et prenez les chiffres de la première semaine comme ceux qu’ils sont : un reflet de l’engagement de la fanbase qui sert de support promotionnel. Enfin, avant de crier au flop on vous laisse méditer sur un chiffre : pour sa première semaine Alpha Wann réalisait 6200 ventes pour UMLA. C’est par la qualité de son écriture, l’art de la rime et le bouche-à-oreille efficace du public que le projet s’est serti d’or deux ans après ; les chiffres mentent mais pas la qualité (enfin, sauf les nôtres évidemment).
J'pense à mes derniers jours, pas au nombre de ventes de la première semaine
Alpha Wann, philly flingo (2020)