Quand l'alphabet ne suffit plus
Etude de l'usage des caractères spéciaux dans les noms des albums de rap
2022-11-07
Piochant au-delà des 26 lettres de notre alphabet latin, le rap décore régulièrement les noms de ses albums, mixtapes et EPs de caractères typographiques spéciaux. La Malka Family a ouvert le bal en 1992 avec l’usage d’un point d’exclamation pour leur album « Tous Des Ouf ! ». Trois ans plus tard, c’est au tour du point d’interrogation de faire son apparition avec l’album « Qu’est-ce qui fait marcher les sages ? » des Sages Poètes de la Rue. Entre usages sémantiques et choix esthétiques, plus de 140 caractères spéciaux prenant place dans les titres de nos projets de rap préférés ont été recensés.
Un top plutôt rationnel
L’usage des caractères spéciaux a avant tout un intérêt pratique. Le « ! » et le « ? » servent à la ponctuation du titre et permettent de donner une indication sur le ton de la phrase. S’ils sont tous les deux dans le top 3 des caractères spéciaux les plus utilisés, avec 74 occurrences pour le « ! » et 56 pour le « ? », le « # » s’impose comme le caractère spécial le plus utilisé dans le rap francophone. Présent dans 160 titres de projet, il permettait initialement de numéroter une série de mixtapes. Plus récemment, son utilisation se rapproche du principe du hashtag des réseaux sociaux. Ainsi, il apparait chez IV My People avec leur « Original Mixtape #1 » en 1999 mais aussi près de 20 ans plus tard chez Fianso avec « #JesuispasséchezSo ».
Dans la suite du classement, on retrouve les symboles monétaires « € » et « $ », souvent utilisés pour illustrer les envies de richesse des artistes. C’est le cas pour l’EP « €ur$up » de Greg Frite ou encore pour le premier album de Josman « 000$ ». Le « $ » se hisse ainsi à la quatrième place du classement avec 36 occurrences, bien devant le « € », classé septième avec ses 13 apparitions. Le « + » quant à lui trône à la cinquième place du classement. On le retrouve notamment chez Sean avec sa mixtape « MP3+WAV » dans laquelle les morceaux inaboutis à la suite du cambriolage de son studio sont distribués dans les deux formats audio mentionnés. Le signe « * » termine huitième. Versatile, il permet entre autres de censurer certains mots comme en 2002 avec le maxi de LIM « Moi aussi, je veux baiser la p*te de la république ». Dernièrement, Azur en a proposé un nouvel usage avec son EP « FUCK*NEXT » dans lequel l’étoile signifie la rupture entre son début de carrière avec Lyonzon et Saturn Citizen et la suite de son parcours en solo.
Une identité singulière
De nombreux artistes cherchent à se démarquer par une identité graphique conceptuelle, y compris dans les titres de leurs projets. En 2021, menace Santana nous livrait son premier album intitulé sobrement « ! ». Mais ce n’est pas le premier à avoir choisi de laisser un simple signe définir un projet. Maxence sortait deux ans plus tôt son premier EP intitulé « @ ». Notons que cette démarche n’est pas propre au rap et, pour rester français, rendons à Justice les lauriers qu’ils ont obtenus en 2007 avec leur album « † ». Toutes ces initiatives renforcent un univers et participent à créer une mythologie autour de l’artiste. Pour en saisir tous les contours, il faut s’intéresser en profondeur au projet et se faire sa propre idée de la raison d’être de ces caractères spéciaux. Le choix d’un titre peut alors être l’occasion de constituer un emballage surprenant qui a pour but de se démarquer des autres artistes et d’intriguer les auditeurs.
Des signes et caractères internationaux
D’autres artistes francophones vont quant à eux mettre en avant leurs origines en proposant des titres de projets remplis de métissage linguistique. On le retrouve notamment dans le choix de la langue nommant l’album qui appelle à utiliser des caractères extérieurs à alphabet latin. C’est le cas chez Di-meh, où on retrouve l’utilisation du « ayn » écrit sous sa forme chiffrée dans la réédition de l’album « Mektoub » sorti en 2021 : « 3ayne & Mektoub ».
Enfin, à la place des caractères spéciaux traditionnels ou de l’usage d’une autre langue, certains artistes empruntent des alphabets ou caractères issus d’autres cultures. C’est notamment le cas avec les lettres de l'alphabet grec que l’on retrouve dans la tracklist de l’album « Ipséité » de Damso en 2017 ou encore avec les idéogrammes japonais que Grems a utilisés pour nommer son projet « 林檎 Ep » sorti la même année.
Entre un usage très terre-à-terre de certains signes de ponctuation, la création d’une esthétique plus cryptique, un hommage à leurs origines ou une inspiration trouvée dans des cultures étrangères, les artistes rap francophones ont abondamment pioché dans tout ce que la typographie à offrir pour orner les titres de leurs projets. Et parfois, il n’est pas nécessaire d’aller chercher bien loin. C’est ce qu’a récemment démontré Kekra en nommant la réédition de son album éponyme sorti en 2021 : « ꓘǝʞɹɐ ».