Victor Hugo et le rap : frères d’âme
Etude des mentions de Victor Hugo et de ses oeuvres, une figure tutellaire pour les rappeurs
2023-08-13
Le rap est “un [nouvel] hymne qui sort du monde” (Écrit sur la plinthe d’un bas relief antique) : une génération d’artistes, tant inattendue qu’audacieuse, renouvelle l’art dans sa définition la plus large. Pour les rappeurs, toutes les rencontres deviennent des matériaux à s’approprier, à retravailler, à magnifier. Si la musique en est l’exemple le plus frappant grâce au sample, la littérature n’en est pas exempte.
Nous avions d’ores et déjà parlé de Baudelaire, véritable figure tutélaire du rap francophone. Or, le rap c’est comme une grande famille recomposée et bariolée : chacun trouve en un auteur, un peintre ou un cinéaste un père tutélaire qui inspire et encourage. Le rap a plusieurs pères - pairs. Engagée, inspirée et renommée, voilà trois mots qui pourraient synthétiser l'œuvre de Victor Hugo. Universellement reconnu comme un écrivain de génie, il est l’auteur de plus de 70 textes dont 9 romans, aujourd’hui devenus des classiques de la littérature française. Dès lors, s’associer à Victor Hugo c’est s’associer au prestige d’une langue riche et travaillée :
J’suis l’seul écrivain potable depuis Victor Hugo
Orelsan, Jimmy Punchline (2009)
Sur la pochette de son album Prose Elite sorti en 2017, Médine mêle son image à celle de Victor Hugo en réunissant leurs deux visages. Pas d’IA, pas de 3D, mais un retour à la bonne vieille méthode : un mur de béton, deux affiches savamment déchirées et un collage rempli de sens. Le procédé paraît simple, pourtant la signification d’une telle direction artistique est plurielle et délicate. Le support du collage est déjà signifiant puisque placarder une affiche sur un mur est un acte militant, mais le fait de mêler son image à celle de Victor Hugo permet d’affirmer sa filiation à ce poète engagé, de mettre en avant une approche nuancée, de susciter le débat - comme souvent chez Médine. Se rapprocher de Victor Hugo, c’est créer un clivage “à l’image de la main noire serrant la bannière tricolore”, comme l’écrit Médine dans Lecture Aléatoire.
Des thématiques communes
Sans prendre de grands risques, on peut dire que l'œuvre la plus connue et la plus fameuse de Victor Hugo est Les Misérables. 1200 pages - en édition poche - d’aventures tantôt tragiques, tantôt heureuses. Dans sa qualité d’auteur, mais aussi de politicien - Victor Hugo était parlementaire - il lutte pour la liberté d’expression et de la presse. Le plus grand combat de sa vie ayant été la défense des plus démunis, ceux qu’il décrit alors dans ce magistral roman :
Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée
Victor Hugo, Quatrevingt-Treize (1874)
En sa qualité d’homme de notoriété publique, Victor Hugo tente de faire la lumière sur une vérité que personne n’ose regarder en face. C’est aussi le rôle que s’attribue justement Ladj Ly, à travers son film documentaire Les Misérables. Le réalisateur, déjà précurseur en filmant des interventions policières dès les années 2000 pour avoir en sa possession des preuves de toute bavure, s’inspire explicitement de l'œuvre de Hugo pour ce film.
Ce premier long métrage est une onde de choc au sein du monde cinématographique, une alerte destinée à la classe politique, un choc au sein d’une société qui paraît aveugle.
Il traite avec justesse et sans jamais prendre parti du quotidien d’une jeunesse abandonnée et d’une police aux abois. Avec une fin ouverte, ce film ne vise pas tant à pointer du doigt les coupables et les victimes, mais questionne les rapports de force qui, en s’intensifiant, finissent par souvent tuer. Dans une grande vérité et sans aucun manichéisme, le réalisateur tend à brouiller les pistes encore un peu plus, puisque le film se clôt sur cette phrase de Victor Hugo :
Mes amis, retenez ceci, il n'y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes.
Il n'y a que de mauvais cultivateurs
Victor Hugo, Les Misérables (1862)
Dire que tous les rappeurs font eux aussi partie de cette frange si particulière de la population serait mystifier les artistes et leur vie. Cependant, on le sait, les rappeurs sont les messagers modernes d’une misère qui persiste, s’accentue, laissant au ban de la nation une partie croissante de la population :
J'vois des clochards allongés comme des morts dans la rue, j'fais comme si tout allait bien
Les misérables traversent toutes les époques sans rayure, comme de l'acier valyrien
Coehlo, Yeyo (2020)
De Victor Hugo aux rappeurs, en passant par Albert Camus, la misère est une thématique récurrente, parfois vécue. Et, qui d’autre que l’artiste, de sa voix puissante et résonnant peut-être plus durablement pour dénoncer ce que tout le monde cherche à cacher ?
Des personnages emblématiques
Si Victor Hugo est un monument de la littérature française, c’est aussi parce qu’il a créé une véritable panoplie de personnages emblématiques.
L’auteur lui-même devient parfois personnage. On peut en effet voir en Quasimodo un alter ego de Victor Hugo : sa position de défenseur des misérables fait de lui un homme parfois seul, souvent mal considéré et toujours contesté. Se battre contre les injustices, mission particulièrement noble, s’accompagne souvent de regards malveillants, de discours injurieux
Beau comme un cœur, on m'regardait comme Quasimodo
Disiz, Polyurethane (2012)
Dans cette phrase, Disiz déploie une antithèse qui met en avant la pureté du rôle de l’artiste et le regard des hommes - bien que cette phrase puisse aussi être comprise comme une référence au racisme ordinaire que subit le rappeur. Cette mission, on le comprend bien, est particulièrement éprouvante et le poids de la vérité se fait ressentir physiquement. Laissant ainsi le rappeur avec la gueule cassée de Quasimodo :
Un grand poids sur les épaules, j'me sens bossu d'Notre-Dame
Caballero, PARTIE I : BOULIMIQUE (2022)
Or, dans la panoplie de personnages créés par Victor Hugo, Quasimodo n’est pas la seule figure tutélaire de l’homme bon, et pourtant mal considéré.
Comment ne pas penser à Jean Valjean, ce jeune homme fort mais misérable qui décide de voler du pain pour nourrir sa famille, avant de se faire condamner à quelques années de bagne et qui, tout au long des Misérables deviendra un homme meilleur, incarnant ainsi la bonté universelle non reconnue par le monde qui l’entoure. C’est peu ou prou ce que chante Alkpote dans son morceau “Cicatrices” : les personnes enfermées se muent peu à peu de Jean Valjean à Cosette - jeune enfant battue dans les Misérables et justement sauvée par Jean Valjean - d’un héros fort à une jeune enfant qui pleure sans cesse. Si cette simple phrase peut paraître comme une critique des girouettes et autres opportunistes, elle parle aussi de toutes ses vies détruites où un homme considéré injustement ne pourra jamais atteindre le bonheur :
Des larmes coulent sur ta pommette à Fresnes, Fleury ou aux Baumettes
Des bazookas, des lance-roquettes, des Jean Valjean puis des Cosette
Alkpote, Cictarices (2019)
Or, comme dans l'œuvre de Victor Hugo, les misérables, les bons, les prophètes triomphent toujours des bourgeois bien-pensants et apeurés face à l’explosion de vérité que vient mettre en avant le prophète. Ainsi, mieux vaut vivre bon an, mal an en étant un prophète maudit, que de se complaire dans la suffisance et les mensonges cuisants :
J'viens d'en bas, les Misérables ont plus de valeur qu'les Thénardier
Hayce Lemsi, Ecorché (2019)
Victor Hugo peint une fresque du monde, un tableau gigantesque ou chacun de ses personnages deviennent les archétypes d’une valeur ou d’un symbole. On constate que dans ses romans, les personnages sont manichéens : les gentils deviennent des héros, symbole de la bonté ou de la justice, tandis que les mauvais sont punis. Or, ce qui est admirable dans l’œuvre de Victor Hugo, c’est sa capacité à introduire de la nuance grâce non pas aux caractères des personnages, mais grâce à leur parcours : tout comme Jean Valjean est un voleur repenti, les deux personnages du roman Quatrevingt-Treize - recommandation de la rédactrice - le jeune idéaliste et le vieil homme conservateur ne forment qu’une entité lyrique qui introduit une nuance au récit :
Et ces deux âmes, sœurs tragiques, s’envolèrent ensemble
l’ombre de l’une mêlée à la lumière de l’autre
Victor Hugo, dernière phrase du roman Quatrevingt-Treize (1874)
Un alter ego à la hauteur du rap
Ce métissage continuel du laid et du beau, de la fange et de la noblesse, cet art de la nuance voilà ce qui fait l'essence de l'œuvre de Hugo. C’est aussi ce qui fait l’essence du mouvement romantique, mouvement apprécié des rappeurs puisqu’il met en exergue le “moi” au cœur du sublime divin. Si le sublime divin a disparu au profit des grandes étendues de béton, la mise en avant du moi n’a certainement pas disparu : en poussant l’analyse un peu plus loin, nous pouvons ainsi dire que Victor Hugo et tous les romantiques sont les pères de l’égotrip :
Face à moi, Victor Hugo serait misérable
Dinos, À propos d’ça (2013)
Or, l’égotrip se tournant parfois vers la vulnérabilité, il n’est pas étonnant que la figure de Victor Hugo soit souvent évoquée dans des chansons d’amour :
Demain dès l'aube mon cœur à l'heure où blanchit la campagne
Je partirai comme je suis arrivé, j'espère que tu seras ma compagne
Mister You, Emmène moi (2013)
Précurseur de ce que proposera Baudelaire, Victor Hugo veut montrer le monde tel qu’il est, tel que le créateur l’a mis devant les yeux du poète :
« La muse moderne verra les choses d’un coup d’œil plus haut et plus large. Elle sentira que tout dans la création n’est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière »
Préface de Cromwell, Victor Hugo
Or, cette exaltation du moi n’est pas à proprement parler une forme de fermeture d’esprit ou d’égocentrisme. En effet, le romantisme visait à renouveler les formes de pensée et d'expression en rejetant les règles classiques et le rationalisme. Prôner le moi, ses sentiments, ses rêves et ses fantasmes c’est décider de faire un pied de nez au classicisme qui mettait en avant la raison et des règles d’écriture strictes. Le point d’orgue de ce renouvellement poétique est la bataille d’Hernani. Le 25 février 1830, la nouvelle pièce de Victor Hugo, Hernani, est donnée pour la première fois au Théâtre-Français. Alors que les défenseurs de Victor Hugo ont attendu 7h devant l’entrée du théâtre pour montrer leur soutien à l’auteur, les employés du théâtre, manifestement agacés par la venue d’un public à contre-courant bombardaient les romantiques d'ordures depuis les balcons (c'est d’ailleurs à cette occasion que la légende veut que Balzac ait reçu un trognon de chou en pleine figure). Dès les premiers vers de la pièce, des insultes fusent depuis le parterre. Rapidement, les romantiques et les anciens se battent et se défendent, littérairement et littéralement.
Ceci fait penser à l’arrivée du rap en France et plus globalement dans le monde. Ce nouveau genre contestataire, subversif, fait peur à la ménagère, aux journalistes et aux politiques. Renouvelant les formes esthétiques usées, préférant la langue parlée à la langue chantée, en choisissant une musique travaillée sur platines à des compositions acoustiques, en préférant dire tout haut ce que l’on ne dit pas plutôt que de conter l’amour et ses petits tracas. En 2018 encore, il semble que le rap n’ait toujours pas réussi à obtenir bonne presse : le 5 août 2018, France 2 diffuse un reportage lors du journal télévisé de vingt heures intitulé « Rap et violence : un duo inséparable ? ». Il débute sur ces termes : « A sa naissance dans les années soixante-dix, le rap se conjugue avec violence. Des textes de révolte scandés sur une rythmique basique. Une violence encore bien présente aujourd’hui, avec dans les banlieues américaines, des rappeurs proches des gangs qui s’entretuent. ». Rap américain, rap français, personne n’y échappe : ce style musical n’est pas considéré comme un art – et lorsque c’est le cas, il est tout aussi décrédibilisé – seulement comme un discours politique d’incitation à la haine et à la violence.
Or, avoir mauvaise presse n’est pas tant un problème qu’un magnifique coup de pub, Médine se fait une joie de nous le rappeler :
C'est maître Victor Hugo qui disait qu'être contesté, c'est être constaté
Médine, Voltaire (2020)
Figure prophétique et tutélaire
Comme l’indique la citation de Médine précédemment utilisée, et notamment le terme “maître”, Victor Hugo n’est pas qu’une simple référence dans la sphère du rap français : il est un maître à penser, une figure à qui l’on doit le respect :
J'me dois d'être un Victor Hugo des temps modernes
GREJ, Tristesse (2019)
Ceci tient au fait que Victor Hugo se considère lui-même comme un “poète prophète” dont la mission est d’éclairer ses concitoyens, d’être un messager des intentions divines. Il écrivait ceci à propos du poète romantique :
Peuples ! Écoutez le poète !
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète
Lui seul a le front éclairé.
Victor Hugo, La Fonction du poète
Le poète détient une vérité jusqu’alors inconnue qu’il délivre au peuple dont le devoir est d’écouter attentivement les leçons de ce sage quasiment transcendant. Ce programme romantique semble aussi s’appliquer aux lois du rap, bien que cette comparaison semble assez osée.
On peut en effet considérer que les rappeurs sont les nouveaux philosophes de nos vies, décrivant alternativement les problèmes d’une génération délaissée en proie aux désespoirs et les déboires des misérables que personne ne veut voir. En ce sens, le rappeur devient ce prophète messianique détenteur d’une vérité qu’il ose dire tout haut. C’est cette règle que semble suivre Oxmo Puccino tout au long de l’album Opéra Puccino, et plus précisément dans le morceau “Peu de gens le savent”, où il parle, comme à un ami, de tous les problèmes qu’il rencontre dans sa vie : la délinquance, les meurtres, le manque de perspective d’avenir, la solitude, les clichés. L’art est le moyen le plus propice pour raconter l’ineffable. L’artiste, à travers ses créations, peut dire ce que personne ne peut voir. Ainsi, scander “Peu de gens le savent”, tout au long d’un morceau c’est dire que l’on détient une vérité d’une part, et qu’il est, d’autre part, plus que nécessaire de regarder cette vérité en face.
La figure de l’auditeur apparaît pour la première fois ici : il est surpris que le rappeur connaisse sa situation, c’est pourquoi il est nécessaire de ne pas le considérer par le prisme des clichés, mais plutôt de l’écouter attentivement. Véritable conteur de la détresse psychique, le rappeur se fait aussi messager politique.
Bien que le rap s’inspire de la littérature et de ses héros, il est un art à part entière qui a toujours pris son indépendance sur les références qu’il utilise. La richesse de la partie écrite du rap permet à toute une génération de se libérer du poids des héritages et de s’affirmer dans toute leur pluralité :
« Jusque-là, l’école nous avait appris que l'écrit, c’était réservé à l’élite. Ce n’était pas pour nous. Avec le rap cet interdit a sauté. Soudain les jeunes ont eu le droit de toucher aux mots, sans avoir la tronche de Victor Hugo juste derrière leur épaule à ricaner »
Casey, en interview
Pour autant, même s’il donne encore du fil à retordre à des générations d’élèves, Victor Hugo reste une référence incontournable du rap français notamment du “rap conscient” grâce à ses engagements politiques forts et son véritable génie poétique.